[box]Ce billet propose une liste de lecture avec des résumés des grands auteurs sur les origines et la nature de l’absence de démocratie dans la zone euro.
Il s’agit d’une traduction de l’article (The Eurozone’s “Democratic Deficit”: A Reading List for the Perplexed) écrit par Craig Willy et publié sur son blog.
Je le remercie vivement pour cet excellent papier – sa publication sur ContreLaCour – et son aide pour la longue traduction. L’article permettra aux lecteurs français de prendre connaissance de nombreuses sources étrangères assez méconnues. [/box]
Presque tout le monde reconnaît aujourd’hui que l’Union européenne est de plus en plus, comme le soutient le philosophe europhile allemand Jürgen Habermas, un régime « post-démocratique ». Il en va de même, à sa manière, pour l’euro-fédéraliste français Jean Quatremer. Mais la plupart des gens, y compris nombreux de ceux qui ont fait carrière dans les affaires européennes, sont largement ignorants sur le fonctionnement réel du noyau dur de l’UE, l’Union économique et monétaire (zone euro), et ignorent pourquoi il est si problématique (il est vrai que la politique macroéconomique est présentée comme une science lamentablement ennuyeuse.)
Au mieux, on reconnaît un certain « déficit démocratique » de la méthode Monnet, née dans les années 1950, d’intégration du marché à travers le travail élitiste et discret de diplomates et de bureaucrates transnationaux à Bruxelles. Mais en fait cette méthode avait en grande partie préservé la primauté des gouvernements nationaux démocratiquement élus et l’intégration a été principalement limitée à la régulation technique du marché et à un budget agricole qui, bien que souvent gaspilleur et dysfonctionnel, représentait moins de 1 % du PIB.
En fait, la rupture essentielle dans l’histoire de l’intégration européenne, c’est le traité de Maastricht de 1992 qui a mis les pays européens sur la voie de la fusion de leurs monnaies pour former l’euro, créant ainsi un régime qui transfère les pouvoirs économiques régaliens, cruciaux pour la gestion des crises économiques et sociales, à une élite transnationale et non-démocratique qui, par dessein, est indifférente à l’opinion publique et aux élections politiques.
Donc, pour le citoyen concerné ou l’observateur curieux, cette liste explique comment Maastricht a donné la primauté à l’euro-régime sur les démocraties nationales et pourquoi ce régime fonctionne de façon antidémocratique. Chaque article exprime un argument-clé, avec un résumé ci-dessous:
- Philippe Séguin (1992) : « On ne saurait mieux souligner que pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité ! »
- Paul Krugman (1998) sur pourquoi l’hyper-indépendance de la BCE fut nécessaire pour dissiper les craintes allemandes de l’inflation : « La réponse a été de mettre le nouveau système sur pilote automatique, le pré-programmant à faire ce que les Allemands auraient fait s’ils étaient encore aux commandes ».
- Paul De Grauwe (1998) sur pourquoi l’euro-banque est plus politiquement irresponsable (unaccountable) et rend moins de comptes aux citoyens qu’une banque centrale nationale classique : « La BCE ne connaît d’autre loi que la sienne ». (Ceci est également expliqué par Dyson et Featherstone)
- Vítor Constâncio(vice-président de la BCE) sur la façon dont l’intégration de la zone euro a aggravé la spéculation financière et a éliminé les outils démocratiques nationaux pouvant gérer les problèmes économiques. (Des aspects supplémentaires sont expliqués par De Grauwe et le commissaire européen László Andor)
- Handelsblatt (le quotidien économique allemand) sur la façon dont la BCE a utilisé son pouvoir de financer (ou non) les gouvernements pour leurs faire du chantage et les les forcer à « réformer » et à sauver les banques : « La BCE peut à tout moment décider du sort d’au moins une demi-douzaine de gouvernements, les soutenant ou les renversant – est leur nombre augmente ». (Corrolaires : Karl Whelan et Ambrose Evans-Pritchard sur l’Irlande, Matt Yglesias sur l’Italie, et Leigh Phillips plus généralement)
- Deutsche Welle : « L’État européen de l’ombre est confronté à une résistance croissante ». (Voir également Martin Wolf sur la domination des bureaucraties non-élues et de l’Allemagne sur la zone euro.)
- Transparency International : Nous transférons de plus en plus le pouvoir vers le « trou noir démocratique » qu’est la BCE, ce qui en fait « l’institution [européenne] la plus puissante. »
- Conclusion : Que faire ?
Philippe Séguin
On ne saurait mieux souligner que pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité !
Philippe Séguin a mené la charge en France contre le traité de Maastricht de 1992 qui permit la création de la zone euro. Son discours à l’Assemblée nationale mettant en garde contre le traité reste un classique prémonitoire.
On n’a pas besoin d’être particulièrement gaulliste pour comprendre que le problème de la zone euro continue à se résumer à la phrase citée ci-dessus. Comment pouvons-nous avoir un gouvernement commun démocratique alors que les peuples refusent que leurs intérêts fondamentaux soient dictés par une majorité étrangère ? Concrètement, l’Allemagne est-elle prête aujourd’hui à avoir ses politiques macroéconomique et fiscale démocratiquement décidées dans une union monétaire dans laquelle il y a une majorité de Latins, de Celtes et de Grecs?
Jusqu’à présent, les gouvernements allemands ont (à juste titre) conclu que ces étrangers ne possèdent pas la discipline économique de l’Allemagne d’aujourd’hui, et ils sont terrifiés à l’idée que cette majorité latino-celto-hellénique puisse détruire ou voler les euros durement gagnés des Allemands par l’inflation ou une redistribution via un « budget fédéral » de la zone euro. Les politiciens allemands d’ailleurs, pour tenter de discréditer leurs adversaires, s’accusent régulièrement les uns et les autres de promouvoir des politiques inflationnistes ou de créer une Transferunion (transfert d’argent allemand vers les étrangers).
D’autres pays européens, s’ils étaient en position de force, auraient probablement été à peu près aussi inflexibles que l’Allemagne sur cette question de la redistribution. En effet, la Finlande, les Pays-Bas et la Slovaquie ont eu des positions similaires. La question ne doit pas se porter sur un prétendu égoïsme allemand en particulier, mais sur possibilité de créer un gouvernement commun quand il n’y a pas de solidarité entre les peuples.
Paul Krugman
La réponse a été de mettre le nouveau système sur pilote automatique, le pré-programmant à faire ce que les Allemands auraient fait s’ils étaient encore aux commandes
La solution à ce casse-tête impossible a été de créer, en lieu et place d’un gouvernement européen démocratique, un système dans lequel les préférences allemandes sont inscrites comme étant des règles immuables, dans l’espoir d’éviter que les politiques allemandes puissent être dictées par une majorité étrangère jugée « irresponsable ».
L’un des articles de Krugman dans Fortune années 90 explique :
[Il y a] deux exigences apparemment inconciliables [dans la création de la zone euro] : l’insistance des Allemands, qui se souviennent encore beaucoup de l’hyperinflation de 1923 et du miracle économique qui a suivi l’introduction d’une nouvelle monnaie stable en 1948, que leur bien-aimé Bundesbank garde la main ferme sur la manette monétaire ; et l’impératif politique que toute institution européenne doit ressembler à une association d’égaux, et non un nouveau, euh, Reich. Les Européens, c’est une race subtile.
Mais en créant une Union monétaire réelle, cette subtilité ne fonctionnera plus, car une monnaie véritablement unifiée doit avoir quelqu’un – une Banque centrale européenne – explicitement aux commandes. Comment cette institution pourrait-elle être mise en place pour donner à chaque pays une voix égale, tout en répondant à l’exigence demande allemande d’une stabilité monétaire assurée ?
La réponse a été de mettre le nouveau système sur pilote automatique, le pré-programmant à faire ce que les Allemands auraient fait s’ils étaient encore aux commandes.
En particulier, pour éviter l’inflation et les transferts, le gouvernement allemand a demandé à ces règles immuables:
- L’instauration d’une limite de déficit public (max 3% du PIB), interdisant (en principe) les politiques de relance keynésiennes (comme celles proposées et mises en œuvre par Barack Obama et Shinzo Abe, par exemple).
- Un mandat monétaire strict confié à la BCE, qui fait de la lutte contre l’inflation l’objectif principal, sans objectif en termes de croissance et d’emploi (contrairement à la Réserve fédérale américaine, qui a un double objectif de lutte contre l’inflation et le chômage).
- L’ «indépendance» (et l’irresponsabilité, de facto) de la BCE.
- La dépendance exclusive des gouvernements sur les marchés financiers pour les prêts (aucun financement direct de la banque centrale, contrairement à ce qui est pratiqué aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Japon).
En prime, le traité de Maastricht a également consacré la libre circulation illimitée du capital à la fois au sein de l’Union européenne mais également entre celle-ci et le monde.
Voilà ce qu’est la « construction européenne » qui a produit la zone euro : non pas un dessein cohérent le fruit d’une volonté claire, mais une accumulation de compromis ad hoc, arbitraires, décidés par des chefs d’États souvent tard dans la nuit, transformant ces compromis arbitraires en une Loi fondamentale européenne immuable. Même les responsables européens ont eux-mêmes reconnu que cet arbitraire : l’ex Président de la Commission, Romano Prodi, a répété que le Pacte de stabilité était « stupide ».
Bien sûr, ces règles sont souvent violées parce qu’elles sont économiquement suicidaires (au moins dans une Union multinationale et hétérogène). Mais il y a un problème : les règles ne sont pas reformulées par une majorité parlementaire démocratique, mais arbitrairement violées par les dirigeants nationaux et les bureaucrates de la BCE, ce qui signifie que s’il y a des violations « anticonstitutionnelles » de l’État de droit, il n’y a pas de démocratie.
Paul de Grauwe
La BCE ne connaît d’autre loi que la sienne.
L’économiste belge Paul De Grauwe, plutôt europhile, est lucide sur la façon dont le traité de Maastricht consacre l’irresponsabilité de la BCE :
Non seulement la BCE est à l’abri de politiciens, mais les statuts [de la BCE] l’ont également placée au-delà de la portée des règles démocratiques qui sanctionnent les mauvais comportements. […]
Le contrôle ultime que les politiciens ont sur une banque centrale réside dans le fait qu’ils peuvent changer ses statuts. Les conditions de nomination des gouverneurs, par exemple. C’est le cas en Allemagne, où une majorité simple au parlement peut modifier la loi de la Bundesbank. Mais cette possibilité est totalement absente dans la zone euro. Les statuts de la BCE ne peuvent être modifiés que par la révision du traité de Maastricht, ce qui requiert l’unanimité de tous les pays membres. Comme ce sera très difficile à atteindre, la capacité des politiciens de discipliner la BCE (à qui ils ont délégué leur pouvoir) sera inexistant. Le bâton des politiciens pour appeler la BCE à l’ordre se révèle n’être qu’une paille.
Au passage, la BCE récemment fait valoir que la seule institution qui a le droit de limiter ses pouvoirs est la Cour européenne de justice, une institution connue pour son interprétation europhile des traités européens.
Cette exigence allemande d’ « indépendance-comme-irresponsabilité » présente un risque élevé de retour de bâton. Bien que le mandat de la BCE soit immuable et que celle-ci soit plus indépendante que ne l’était la Bundesbank, cette indépendance signifie que l’Allemagne n’a plus les moyens de garder le contrôle de la BCE si celle-ci commence à violer son mandat (par exemple, par des prêts de facto aux gouvernements périphériques).
Le problème de l’irresponsabilité de la BCE a également été brillamment expliqué dans les années 1990 par les politologues britanniques Kenneth Dyson et Kevin Featherstone (ce-dernier était occupé une Chaire Jean Monnet financé par l’UE). En particulier :
Le nouveau système de gouvernance de l’UEM [Union économique et monétaire] […] est resté très déséquilibrés en faveur de la BCE. Il n’y a pas d’équivalent au niveau européen ou national. L’UEM a adopté le modèle de la Bundesbank, mais sans les autres parties d’une structure de gouvernement classique. En matière de politique monétaire, le Conseil ECOFIN [Conseil des ministres des Finances, représentant les gouvernements nationaux], le Parlement européen et la Commission restent des appendices faibles. La BCE a plus d’autorité dans son domaine qu’en dispose la Commission dans ses différents domaines de compétence, et qu’en disposait l’ancienne Haute Autorité de la CECA [Communauté européenne du charbon et de l’acier]. […] Le traité souligne l’indépendance politique de la BCE et a supposé que cette indépendance soit en relation inverse du principe de responsabilité.
Vítor Constâncio
L’intégration de la zone euro a aggravé la spéculation financière et éliminé les outils des démocraties nationales de gestion des problèmes économiques.
C’est un discours important, qui n’est pas directement lié au fonctionnement de la BCE, mais qui explique l’origine de la crise financière qui a rendu les gouvernements dépendant des banques.
Vitor Constâncio, vice-Président de la BCE, explique que la crise n’a pas été provoquée principalement par un endettement public excessif (en fait la dette publique diminuait lentement avant la crise financière), mais par une explosion de l’investissement transfrontalier, encouragé par l’intégration financière de l’UE et de la zone euro. Grosso modo, les banques du noyau de l’UE, en particulier franco-allemandes, ont investi plus de mille milliards d’euros dans les pays périphériques de l’Europe, pour financer les énormes bulles immobilières en Espagne et en Irlande, et les « bulles de dette publique » au Portugal et en Grèce.
[L]e plus ancien récit de la crise, progressivement corrigé par des universitaires, mais encore populaire auprès de certains segments de l’opinion publique, consiste plus ou moins en ceci : Il n’y avait essentiellement rien de mauvais dans la conception initiale de l’UEM, et la crise doit être attribuée principalement au fait que plusieurs pays périphériques n’ont pas respecté la conception – en particulier les règles budgétaires du Pacte de stabilité et de croissance – ce qui a généré la crise de la dette souveraine. […]
Si ce récit présente une cohérence interne, il n’est pas exact, surtout en tant que cause principale de la crise. […]
Je propose, pour avoir un récit plus exact des causes de la crise, qu’on regarde au-delà des seules politiques budgétaires : les déséquilibres sont venus principalement de l’augmentation des dépenses du secteur privé, qui étaient eux-mêmes financées par les secteurs bancaires des pays créditeurs et débiteurs. […]
D’où est venu le financement de l’explosion de la dette privée? Un aspect particulier du processus d’intégration financière en Europe après l’introduction de l’euro a été une augmentation importante de l’activité bancaire transfrontalière. Les prêts des banques des pays sains aux banques des pays en difficulté ont plus que quintuplé entre l’introduction de l’euro et le début de la crise financière . […]
J’ai une expérience de première main des difficultés que les pays périphériques ont rencontré. Les règles européennes sur la libre circulation des capitaux, l’objectif de créer un champ de concurrence équitable pour les secteurs bancaires différents, et la croyance en l’efficacité du supposé auto-équilibrage des marchés financiers : tout conduisait à rendre très difficile la mise en œuvre d’une quelconque politique d’endiguement. Par ailleurs, personne n’a pensé qu’un arrêt brusque, caractéristique des économies émergentes, puisse se produire dans la zone euro.
Ces bulles sont énormes pour les économies concernées. A quel point ? Entre 2001 et 2006 l’Espagne a créé plus de la moitié des emplois dans l’UE, largement par sa bulle de construction immobilière (le problème n’est devenu apparent que vers 2007-8, lorsqu’ils se sont rendu compte qu’il n’y avait personne pour acheter les maisons). Lorsque ces bulles périphériques ont explosé, les gouvernements locaux ont été impuissants pour maintenir la stabilité financière et rendus totalement dépendants de la BCE. Les lacunes de la zone euro ont conduit l’Italie, l’Espagne, la Grèce, le Portugal et l’Irlande à souffrir d’une vulnérabilité financière et d’une instabilité caractéristiques des pays du Tiers-Monde. En revanche, les gouvernements du Royaume-Uni ou des États-Unis, qui avaient des bulles similaires, ne sont pas dépendants d’une banque centrale hors-sol.
Bien sûr, Constâncio n’est pas neutre dans cette affaire : il était le gouverneur de la Banque du Portugal entre 2000 et 2010, au cours de la période concernée, et a donc un intérêt à se présenter comme un témoin impuissant face aux bulles financières émergentes. Néanmoins, compte tenu des règles de la libre circulation des capitaux, encore facilitée par la monnaie unique, je crois que son analyse est fondamentalement juste.
Le « Rapport Liikanen » – une importante étude menée par les hauts fonctionnaires européens sur les causes de la crise économique en Europe – est arrivé à une conclusion similaire :
La crise a montré que, alors qu’il y a des avantages évidents à l’intégration financière, il comporte aussi des risques à la stabilité financière en l’absence de gouvernance et de cadres institutionnels forts. Le crédit bon marché et la liberté des flux de capitaux ont contribué à l’accumulation des déséquilibres dans la zone euro et ont alimenté les cycles d’expansion et de ralentissement observés dans plusieurs États membres.
D’autres sources parfaitement pro-UE ont décrit les énormes problèmes provoqués par l’euro. On peut relire Paul De Grauwe, écrivant pour la London School of Economics :
Je soutiens d’abord que les dynamiques endogènes de boums et de krachs qui sont endémiques au capitalisme ont continué à travailler à l’échelle nationale dans la zone euro et que l’union monétaire n’a en aucune manière discipliné celles-ci dans une dynamique d’ensemble de l’Union. Au contraire, l’Union monétaire a probablement exacerbé ces boums et ces krachs nationaux. Deuxièmement, les stabilisateurs qui existaient au niveau national avant le lancement de l’union ont été arrachés des États membres sans être transposé au niveau de l’union monétaire. Cela a rendu les États membres « nus » et fragiles, incapables de faire face aux perturbations nationales à venir.
Les problèmes ont également été expliqués par le Commissaire européen aux Affaires sociales, László Andor, qui, s’il n’a pas été en mesure de modifier de manière significative les politiques socio-économiques de l’UE, a néanmoins publié des analyses de plus en plus critiques du statu quo. Cela inclut une récente attaque musclée de « l’orthodoxie maastrichtienne », c’est-à-dire de toute la philosophie économique fondant la zone euro :
La zone euro d’aujourd’hui fonctionne d’une manière qui est momentanément avantageuse pour les détenteurs de capital dans les pays excédentaires et les créanciers en général, mais dommageable pour les travailleurs et les entrepreneurs, les débiteurs de tous les types et la plupart des usagers des services publics. Cet papier fait valoir que ceci n’est pas viable. La zone euro doit être réformée afin d’éviter le risque que l’UE elle-même soit détruite par des conflits politiques entre les gagnants et les perdants. 2014 est une fenêtre d’opportunité pour reconsidérer sérieusement le fonctionnement de la zone euro et pour s’éloigner de la «l’orthodoxie maastrichtienne ». Pour sortir de la stagnation et regagner la confiance des citoyens, l’Europe a besoin d’un véritable changement de paradigme de la zone euro.
Andor avait déjà publié un article décrivant bien le caractère anti-emploi et anti-social de la zone euro.
Handelsblatt
L’existence des gouvernements élus dépend de la bonne volonté de la BCE.
Normalement, un gouvernement existe par l’appui d’un parlement élu, alors que les institutions indépendantes, comme une banque centrale, tirent leur autorité des lois votées par le Parlement. Aujourd’hui, c’est plutôt l’existence des gouvernements qui dépend du soutien de la banque centrale. Les médias allemands et britanniques sont en général plus francs que les autres au sujet de cette nouvelle relation hiérarchique dans les soi-disant « démocraties » la zone euro.
Au cours de la crise, ce pouvoir s’est manifesté à plusieurs reprises lorsque la BCE a forcé les gouvernements à adopter une politique particulière en utilisant la menace d’un retrait du soutien au secteur financier ou à leurs obligations d’État : une sorte de chantage économique.
Une citation-clé du journal économique allemand Handelsblatt :
La crise a donné au Conseil des Gouverneurs de la BCE d’une telle augmentation de puissance qu’aucun gouvernement national et aucune autre institution européenne ne peut plus lui tenir tête. Le Conseil des Gouverneurs peut à tout moment, par un vote à la majorité, décider du sort d’au moins une demi-douzaine de gouvernements, en les soutenant ou en les renversant – et ce nombre est en augmentation.
La position contraire – souvent répétée par des personnes issues du secteur bancaire, qui ont de bonnes raisons de défendre la BCE – est que la BCE a été contrainte d’agir parce que les gouvernements ne faisaient pas leur travail. Ils sont en fait les seuls responsables du sauvetage des pays en crise et de l’union monétaire, mais ils ne le font pas. Au lieu de cela, ils comptent sur la BCE. Il y a une part de vérité dans cet argument.
Mais ce sont les Constitutions nationales, les Parlements et les citoyens qui empêchent les politiciens d’agir.
La solution simple et illégitime serait d’externaliser les projets qui ne sont pas politiquement possibles vers des institutions qui sont soumises à un faible contrôle démocratique. L’alternative? Ce serait de respecter les constitutions et la volonté de la population.
Pour en savoir plus, voir également les écrits de
- Karl Whelan sur la façon dont la BCE a forcé l’Irlande de se soumettre à un plan de sauvetage européen en 2010,
- Ambrose Evans-Pritchard sur la façon dont ce plan de sauvetage a contraint les contribuables irlandais à payer pour les banques irlandaises et continentales,
- Matt Yglesias sur la façon dont la BCE a renversé Silvio Berlusconi en 2011 (qui, quoi qu’on pense de lui, était le premier ministre démocratiquement élu de l’Italie),
- ainsi que l’importante couverture de Leigh Phillips sur la façon dont cela a joué dans de nombreux pays.
Quoi que l’on pense de ces politiques, la BCE, une institution explicitement non-démocratique composée de bureaucrates non-élus, n’a pas le mandat ou le droit de dire à un gouvernement élu ce qu’il convient de faire. L’équivalent serait d’imaginer le Président de la Réserve fédérale Ben Bernanke faire chanter le Président Barack Obama pour suivre telle ou telle politique en menaçant de faire plonger l’économie de la nation…
Bien sûr, comme le Handelsblatt le note, la BCE a une tâche impossible entre le maintien de la stabilité financière (c’est-à-dire sauver ses copains banquiers ?) et le respect de la loi. Mais, surtout en temps de paix, dans un régime démocratique c’est normalement l’État de droit qui doit prévaloir…
Deutsche Welle
L’État européen de l’ombre est confronté à une résistance croissante.
Les décideurs de la zone euro, n’ayant pas la majorité dans tous les pays membres pour conduire ouvertement et démocratiquement leur politique, créent plus-ou-moins discrètement un « État européen de l’ombre » dont les institutions sont incroyablement irresponsables.
Ce régime de l’ombre a deux caractéristiques étatiques fondamentales : d’une part la coercition des sous-entités (les gouvernements nationaux) pour les contraindre de respecter les règles budgétaires et d’adopter des « réformes » et d’autre part la « solidarité » économique entre les sous-entités (partage des risques et transferts implicites entre centre et périphérie). Ces décisions éminemment politiques ne sont pas prises en public par les Parlements élus, mais en secret par les institutions de la zone euro.
La BCE (sans responsabilité), les ministres de la zone euro dans les réunions ultra-secrètes de l’Eurogroupe et la Commission européenne gèrent, sans finesse, les nations de la zone euro en général et commandent jusqu’en dans les détails les pays en crise. Ces structures sont opaques et caractérisées par « l’irresponsabilité collective » : aucun dirigeant ou institution ne peut être blâmée ou tenue pour responsable des mauvaises décisions (quand quelque chose va mal, chacun pointe du doigt son voisin et personne n’est viré ; cela a été particulièrement visible lors de la crise chypriote).
Voici une citation de Deutsche Welle (ici encore, il faut souligner que les médias allemands et britanniques sont plus honnêtes à ce sujet que, par exemple, les médias français) :
« Dans cet État européen de l’ombre, il est un gouvernement de l’ombre, le Conseil européen » a déclaré [le haut conseiller de la Deutsche Bank Thomas] Mayer lors d’une récente conférence à l’Académie pour l’éducation civique à Tutzing, dans l’Allemagne du sud. « Il y a un dirigeant de l’ombre : l’Eurogroupe. Et il y a un groupe de travail pour mettre en œuvre la discipline qui a été gravement violée. C’est la troïka. » […]
Selon ce modèle, la Banque centrale européenne (BCE) n’est plus un gardien indépendant de la monnaie, mais plutôt un agent politique. Cela a été clair quand elle a refusé d’accorder des fonds d’urgence aux banques chypriotes jusqu’à ce que le gouvernement de Nicosie vienne financer en partie son propre plan de sauvetage. Il en va de même lors de l’annonce antérieure du Président de la BCE, Mario Draghi, qui souhaite que la banque puisse acheter des montants illimités de dette publique de pays durement touchés par la crise de l’euro. […]
La BCE est devenue une banque centrale politique finançant les dettes de ses membres, et l’euro est devenu « l’argent de la dette publique. » Pour ces raisons, selon Thomas Mayer, la BCE a besoin d’un État [européen] correspondant pour remplir ses fonctions. « Si il n’y pas d’État, et, malheureusement, c’est la situation dans la zone euro, ils pourraient finalement créer un État eurozonien de l’ombre« , a t-il dit.
Cet État eurozonien est à la fois opaque et hiérarchique dans son fonctionnement, dirigé par des bureaucraties européennes non-élues et les pays créanciers (notamment l’Allemagne), les citoyens des pays en crise étant impuissants. Selon l’éditorialiste Martin Wolf du Financial Times:
[E]n créant l’euro, les Européens ont emporté leur projet au-delà du pratique jusque dans un domaine beaucoup plus important aux gens : le destin de leur monnaie. Rien n’était plus probable que des disputes entre Européens sur comment leur monnaie devait être gérée ou mal gérée. Les difficultés économiques des pays frappés par la crise est évident : des récessions énormes, du chômage extraordinairement élevé, l’émigration de masse et des excès de dette lourds. Tout ceci est bien connu. Mais c’est le désordre constitutionnel qui est le moins souligné. Au sein de la zone euro, le pouvoir est aujourd’hui concentré entre les mains des gouvernements des pays créanciers, principalement l’Allemagne, et un trio de bureaucraties non-élues – la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international. Les peuples des pays qui en souffrent n’ont aucune influence sur eux. Les politiciens qui leurs sont responsables sont impuissants. Le divorce entre la responsabilité et le pouvoir frappe au cœur de toute notion de gouvernance démocratique. La crise de l’euro n’est pas seulement économique. Elle est également constitutionnelle.
Transparency International
Nous sommes en train de transférer de plus en plus le pouvoir au « trou noir démocratique » qu’est la BCE, ce qui en fait « l’institution [européenne] la plus puissante ».
Ce classique de Transparency International explique comment la BCE, étant déjà totalement irresponsable et « supra-parlementaire » comme l’explique De Grauwe, a bénéficié de l’accumulation de plus en plus de pouvoirs au cours de la crise de l’euro : s’octroyant le pouvoir de sauver financièrement les banques et les États, de faire chanter les gouvernements, et acquérir via l’Union bancaire le contrôle de l’ensemble du secteur financier de la zone euro (6 000 banques représentant des actifs d’environ 30 000 000 000 000 € ou à peu près 250% du PIB).
Par rapport aux banques centrales nationales au Royaume-Uni et en Suède, la BCE est un trou noir démocratique . […]
Les quatre dernières années ont vu son mandat interprété jusqu’aux limites du raisonnable pour sauver l’euro. Elle a supervisé les opérations de sauvetage de trois États membres de l’UE, dépensé des milliards sur les obligations des pays endettés et donnés 1 000 000 000 000 euros en prêts bon marché aux banques de la zone euro.
Quoi que l’on pense sur les mérites de ces actions, elles ont eu pour effet de redistribuer les risques et les avantages économiques dans toute la zone euro avec seulement un vernis de contrôle démocratique.
Aujourd’hui, la BCE dispose d’encore plus de pouvoirs […] avec la responsabilité de contrôle des 6 000 banques de la zone euro.
Si vous ajoutez à cela le nouveau programme obligataire achat, cela fera sans doute de la BCE l’institution la plus puissante dans le paysage actuel de l’UE.
Mais ses mécanismes de reddition de comptes sont nettement insuffisants.
En contrepartie des pouvoirs de révoquer les licences bancaires, d’appliquer des amendes bancaires jusqu’à 10 pour cent de leurs revenus, de supprimer des membres de leur conseil d’administration et – plus important encore – du pouvoir de coordonner les renflouements futurs de banques en faillite en utilisant l’argent des contribuables, la proposition Barroso ne contient qu’une référence superficielle à un contrôle de la la BCE par le Parlement européen avec aucun détail sur la façon dont cela fonctionnerait.
La Commission se réfère à « des rapports réguliers et des réponses aux questions [posées par le Parlement européen] », ce qui reprend tout simplement le statu quo. […]
En dépit de ses nobles intentions, [la BCE] n’est cependant pas moins vulnérable aux conflits d’intérêts et la corruption que toute autre institution de l’UE.
Conclusion : Que faire ?
J’espère que ce papier aura aidé certains à comprendre le caractère antidémocratique de la zone euro aujourd’hui et, pour ceux de bonne foi qui tentent de résoudre le problème, les causes de cette situation et le défi que constitue la démocratisation dans une union multinationale avec peu de solidarité et de compréhension entre les peuples.
Le déficit démocratique de la zone euro est beaucoup plus grave et dommageable que celui de l’Union européenne en général. Le fonctionnement politique régulier de la « méthode communautaire » de l’UE – des lois initiées par une bureaucratie transnationale, la Commission européenne, qui peut être renversé par le Parlement européen élu, les lois votées et modifiées à la majorité par les gouvernements élus au sein du Conseil des ministres et par les eurodéputés – est loin d’être parfait, mais il est formellement démocratique. Je pense que ce système peut être tout aussi légitimement défendu par les europhiles que critiqué par les eurosceptiques.
En revanche, l’émergence d’un super-État de la zone euro est un régime unique, caractérisé par de plus en plus de contraintes politique en raison d’une masse toujours croissante de règles arbitraires immuables (limites budgétaires, mandat monétaire ordolibéral), tout aussi arbitrairement appliquées par des institutions en grande partie ou complètement opaques et non-démocratiques (DG ECFIN, Conseil européen, BCE).
C’est au mieux une forme de « démocratie ultra-déléguée » où le gouvernement national est castré et des minuscules élites formellement irresponsables décident aux sein du « gouvernement européen » de fait. Le système reste formellement démocratique si nous admettons que les pays qui choisissent de rester dans la zone euro ont implicitement accepté d’être soumis aux règles inflexibles de ce système et à ses caprices arbitraires, c’est une démocratie assez limitée.
Cependant, même cette prétendue légitimité démocratique est minée par l’absence de débat raisonné sur les avantages et les inconvénients de quitter la zone euro (quasi-systématiquement décrit par les médias comme ayant des conséquences apocalyptiques) et le fait que les euro-élites ont parfois intimidé ceux qui cherchaient à débattre de l’adhésion à la zone euro. Rappelons que le Premier ministre grec George Papandréou a été éliminé quand il a essayé de présenter les conditions de sauvetage de son pays à un référendum. De même, récemment, un membre du Conseil de la BCE, Peter Praet, a rejeté les débats sur l’euro-sécession en Italie en disant que « cette discussion ne reflète pas la réalité que l’euro est un projet irréversible ». De même, un fédéraliste comme Jean Quatremer cite volontiers un économiste qui dit que la zone euro « est un peu comme la chanson « Hôtel California »: Vous pouvez entrer, mais vous ne pouvez pas en sortir ». Comment la zone euro peut-elle être démocratique si, comme Praet et Quatremer semblent le suggérer, elle est une sorte de prison pour les Nations ?
Donner toujours plus de pouvoirs à la BCE sans reddition des comptes signifie faire confiance à une institution hautement idéologique avec des liens plus ou moins opaques avec le secteur financier et qui a activement utilisé son pouvoir pour promouvoir les privatisations, l’austérité et l’affaiblissement de la protection du travail. On peut être pour ou contre ces politiques, mais il faut reconnaître qu’il revient aux Assemblée démocratiques de décider et non à des bureaucrates transnationaux (qui envoient par des lettres secrètes aux premiers ministres la liste de leurs demandes). Comment comprendre qu’autant de gens de la gauche européenne soutiennent un système qui donne à cette institution idéologique autant de pouvoir?
Comme le Tea Party américain, la BCE estime que la réduction des déficits doit être réalisée en réduisant les impôts (même si de nombreux pays en crise – Espagne, Portugal, Grèce et Irlande – ont déjà des taux d’imposition globaux assez faibles), ce qui signifie que tout le poids de l’austérité doit être porté par la réduction des dépenses et des services publics, ce qui entraîne, ceteris paribus, plus d’inégalité.
Ou voir par exemple un récent discours du gouverneur français de la BCE Benoît Cœuré dans lequel il attaque la protection de l’emploi : « La flexibilité ne signifie pas l’injustice sociale. Trop souvent, ce qui retarde l’ajustement est la résistance par des privilégiés qui ont réussi à capturer une part inéquitable de la richesse nationale et qui s’opposent au changement économique ». Lorsque Cœuré s’attaque à des parasitaires surpayés s’accrochant à un modèle économique discrédité pour défendre leurs privilèges, il n’agit pas des hauts banquiers ou aux fonctionnaires européens.
Probablement la meilleure chose qu’ont fait les bandes dessinées américaines est d’enseigner aux enfants que « Avec un grand pouvoir vient une grande responsabilité ». Les êtres humains étant ce qu’ils sont, si nous donnons le pouvoir à une petite clique d’hommes sans contrôle de leurs responsabilités, nous ne devrions pas être surpris si ils finissent par abuser de ce pouvoir et par bafouer nos intérêts.
« On ne vous demandera plus de soutenir un ministère, mais un gigantesque Conseil d’administration ! »
Par Craig Willy
Traduction de l’article The Eurozone’s “Democratic Deficit”: A Reading List for the Perplexed
[box]Merci d’avance à tous ceux qui publient/relaient mes articles. Merci cependant de sélectionner un extrait et de mettre le lien vers l’article original! Magali[/box]
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