Mercredi 11 décembre, nous avons rencontré Jean-Pierre Chevènement qui a accepté de répondre à nos questions.
Il nous a livré son diagnostic sur les problèmes économiques et sociaux connus par les États européens causés notamment par l’euro, monnaie unique, et par un système institutionnel inadapté.
L’ancien ministre, connu pour son engagement contre le Traité de Maastricht, plaide pour une monnaie commune et pour des institutions européennes plus respectueuses des démocraties nationales.
Nous avons eu également l’occasion d’aborder la question, peu traitée par ailleurs, de la place des Parlements nationaux dans le processus de décision européen.
Quel est votre sentiment sur la situation générale de l’Union européenne ?
La démocratie avait eu beaucoup de peine à franchir le seuil qui séparait la démocratie politique proprement dite au XIXème siècle de la démocratie économique et sociale du XXème siècle. Mais on pouvait penser, après la deuxième guerre mondiale, après le programme du Conseil National de la Résistance que c’était chose faite et que la politique économique avec les moyens dont disposait l’État, un État stratège, avec la Sécurité sociale, avec un cadre de raisonnement qui avait été rafraichi par les idées keynesiennes, permettait en effet de faire prendre en compte par l’économie un certain nombre d’exigences sociales, de solidarité, de plein emploi.
Je pense que ce système s’est détraqué peu à peu à partir du milieu des années 1970 : l’instauration de changes flottants, le SME qui se révèle être l’ancêtre de la monnaie unique – en tout cas le cas qui y conduit – et, à partir du moment où notre pays a abandonné la souveraineté monétaire, une mécanique insidieuse s’est mise en marche qui devait aboutir à ce que les prérogatives du Parlement en matière budgétaire soit mise en cause. C’est ce qui se produit insidieusement, depuis Maastricht avec la fameuse règle des 3% – enfin, on peut quand la même la justifier d’une certaine manière, on ne peut pas vivre constamment en déficit – mais maintenant nous sommes enserrés dans un carcan de procédures européennes (Six-Pack, Two-Pack) ou dans le cadre d’un Traité, le TSCG, dans des procédures qui font que le Parlement va voter un budget mais un budget qui aura reçu le satisfécit préalable du commissaire européen à l’économie et de la Commission plus généralement.
Ce n’est qu’un premier pas parce que la logique même d’une union monétaire imparfaite, comme l’est ce qu’on appelle l’ « Euroland », c’est de conduire à une polarisation de la richesse à un extrême et un autre extrême, à un sous développement qui abouti à un grand mezzogiorno.
Est-ce que c’est l’avenir de l’Europe ? C’est une question qui mérite d’être posée.
Est-ce que l’Europe du Sud, dans laquelle il faut mettre la France, est vouée à une sorte de paupérisation continue tandis que l’Europe du Nord concentrerait les grandes entreprises, la richesse, la recherche ?
Est-ce que c’est là l’avenir auquel nous sommes promis ? Est-ce que l’on peut échapper à cette situation ? Quelle est désormais la marge de manœuvre pour la démocratie ? Comment les citoyens peuvent-ils faire prendre en compte leurs aspirations ?
Est-ce qu’ils doivent se résigner à un taux de chômage de 12,1% en moyenne dans l’UE et de 27 % en Grèce ou en Espagne ? Est-ce que aujourd’hui l’État a encore les moyens d’être un État stratège ?
Est-ce que la réduction des déficits publics ne va pas entrainer une remise en cause d’un certain nombre d’acquis sociaux ? La réduction des dépenses de l’assurance maladie, la mise en cause de la politique familiale, la soumission du régime des retraites à des contraintes financières aboutiront non seulement à reculer l’age de départ à la retraite mais aussi à réduire du pouvoir d’achat des retraités, c’est presque l’évidence.
Autrement dit, y-a-t-il encore possibilité de faire un choix en Europe qui serait un choix pour la croissance et l’emploi ? Comment l’Europe peut-elle redevenir compétitive avec une monnaie qui est la plus surévaluée du monde ? Est-ce nous ne nous battons pas avec les deux mains attachées dans le dos, nous européens, par rapport à d’autres monnaies, le dollar et le yuan, la livre, le yen, le franc suisse, etc etc ?
Les élections européennes seraient-elles le cadre qui permettrait de changer cet état de dégradation sociale ?
Je pense que le Parlement européen n’a pas les compétences qui lui permettraient d’entrainer quelque avancée sociale que ce soit. Le Parlement européen a des compétences définies, même s’il peut voter des résolutions sur tous les sujets, il embraye sur le budget européen, et sur les compétences qui sont laissées à la Commission européenne. Pour le reste, il a un pouvoir de co-décision, il n’a ni pouvoir d’initiative ni pouvoir d’amendement.
Selon le tribunal Constitutionnel de Karlsruhe, il n’est d’ailleurs pas un Parlement, il juxtapose la représentation d’une trentaine de peuples en Europe puisqu’il n’y a pas de peuple européen. Je reprends les attendus des juges de Karlsruhe.
Donc, comment peut-on retrouver un sentier de croissance en Europe ? Il y a d’abord des facteurs objectifs, il faut le dire, c’est à dire le déclin démographique, qui ne sont pas favorables. Mais, en même temps, si l’Europe pouvait redevenir plus compétitive, si les pays du Sud retrouvaient des conditions de compétitivité correctes, il est évident que leur potentiel de production est aujourd’hui tout à fait sous-utilisé. Non seulement à cause du chômage mais aussi des installations industrielles qui ne sont utilisées qu’à 75-80% de leur capacité, peut-être même moins. Ces pays investissent très peu, ne préparent pas leur avenir, et on peut se poser la question de savoir si effectivement c’est un avenir que les peuples peuvent accepter.
Ce que je crois être une erreur fondamentale c’est le choix d’une monnaie unique qui juxtapose des économies très hétérogènes entre lesquelles les facteurs de production ne peuvent pas circuler facilement, que ce soit le capital ou le travail. On voit bien qu’ils ne circulent pas.
Et puis d’autre part, ces pays ne sont pas du tout près, mentalement, à accepter les énormes transferts que supposerait une fédération. Les régions riches ne sont pas du tout prêts à sacrifier les 10% de PNB annuels qui permettraient à une fédération de mériter ce nom, c’est à dire un certain équilibre des prestations, des niveaux de vie, des niveaux de retraites, du niveau de protection sociale, de la qualité du service public. Je pense que l’hétérogénéité de l’Europe est une réalité. On peut la regretter mais on ne peut pas y remédier sans l’acquiescement profond des peuples. Cet acquiescement n’est pas du tout au rendez-vous.
J’ajoute que la diversité même des systèmes sociaux entre les différents pays d’Europe fait qu’un économiste – Bruno Amable – explique qu’il est même impraticable de réaliser la fusion des différents systèmes sociaux tant ils sont hétérogènes.
Vous avez en France des systèmes qui sont très différents, des régimes spéciaux, des régimes complémentaires, ailleurs il y a des fonds de pension. Tout ça est d’une grande complexité.
Par exemple, si je prends le SMIC, il varie de 1 à 10 entre la France et la Roumanie ou la Bulgarie.
Donc on est dans une situation où il faudrait restaurer des mécanismes d’ajustement souples car la déflation interne à laquelle il est procédé est très douloureuse. Des mécanismes d’ajustement monétaire plus souples dans le cadre d’une monnaie commune.
Au moment du plan Werner, au début des années 70, ou même encore en 1989 quand le choix a été fait de la monnaie unique, il y avait des gens qui préconisaient une monnaie commune : les anglais et en France, Beregovoy, Balladur, moi-même, à l’époque nous nous sommes prononcés pour une monnaie commune plutôt que pour une monnaie unique.
Il est évident que l’on peut pas y revenir sans l’accord de l’Allemagne. Est-ce que l’Allemagne va accepter de payer indéfiniment pour maintenir la fiction qu’est l’euro « monnaie unique » ? Un économiste allemand HansWerner Sinn a calculé le montant des engagements allemands par rapport au PNB allemand: c’est 30%. Je dis bien des engagements. Il faut ajouter les aides à la Grèce, le FESF, le MES et les mécanismes internes de la BCE qui font qu’il y a des transferts de capitaux qui s’opèrent de banque centrale à banque centrale (des flux dont l’importance est souvent méconnue et qui équilibrent le système de la monnaie unique).
Est-ce que ça peut durer toujours ? Moi, ma thèse, et je ne demande qu’à être démenti, est que ce système, à terme, n’est pas viable. Bien sur on pourrait espérer que l’Allemagne joue le rôle de locomotive. Elle le fera un peu avec le SMIC quand elle l’aura instauré en 2016 mais ce sera insuffisant.
On pourrait imaginer que la Banque centrale achète à nouveau des crédits dans les banques européennes, ou même rachète directement des fonds souverains.
Je dirai que ni l’hypothèse de l’injection de crédits, ni l’hypothèse de rachat de fonds souverains ou de titres de dette publiques ne sont aujourd’hui d’actualité. Les allemands sont très hostiles. Donc on arrivera à poser la question de savoir quel est le système qui permettrait d’avancer.
On a longtemps évoqué une Europe en cercle concentrique dont la zone euro serait le centre. Est-ce qu’il est raisonnable au fond de couper l’Europe en plusieurs parties, de faire de la Manche un fossé définitif entre la Grande-Bretagne et le reste de l’Europe ? Est-ce qu’il ne faudrait pas intégrer un système monétaire européen revu et corrigé avec la Russie, peut-être certains pays riverains de la Méditerranée, la Turquie, certains pays du Maghreb ? On peut se poser là question de savoir s’il on ne pourrait pas reposer la question de l’organisation institutionnelle de l’Europe sous un autre jour.
Moi je ne crois pas beaucoup en la possibilité de changer quelque chose par le biais des élections européennes. Je pense que ce sont des élections pour rire. Bien sur ça mesure les niveaux d’influence mais chaque parti raisonne national, rarement européen. Et de toute façon les préconisations pertinentes qui pourraient être faites ne mettent pas en jeu les compétences du Parlement européen mais celles des gouvernements européens et de la machine européen dans son ensemble.
La défense d’une Europe intergouvernementale plutôt que fédérale
Les blocages européens sont évidents. L’Europe est un grand corps impotent doté d’institutions qui ne marchent pas.
La Commission à 28 avec un commissaire représentant chaque pays c’est la mort de la Commission.
Le Conseil européen est l’institution qui marche le moins mal parce qu’il a quand même une légitimité, celle des gouvernements européens qui sont représentés.
Mais on voit bien qu’une Europe où le Conseil européen pèse de plus en plus son poids est une Europe à géométrie variable, une Europe à plusieurs vitesses, avec des coopérations renforcées, où certains pays qui ne veulent pas avancer se mettent en marge. D’ailleurs, quoi de plus démocratique ? La démocratie vit dans les Nations et si on veut faire une Europe démocratique, il faut avancer sur les grands sujets avec les pays qui le veulent.
Les grands sujets c’est quoi ? Le cadrage macroéconomique, et en particulier le cours de la monnaie, l’industrie, l’énergie, la défense, la politique extérieure.
Si vous voulez absolument réglementer la couleur des bérets ou la teneur du chocolat en cacao, vous pouvez, mais c’est un exercice vain. On peut admettre qu’une certaine normalisation est souhaitable mais il n’y a pas besoin de passer par une fédération. On peut très bien mettre en place une commission technique avec tous les gouvernements représentés pour définir un système de normes que les industries acceptent.
Ne devrait-on pas renforcer la position des Parlements nationaux ?
Je vous donne raison à tel point que j’ai proposé que l’on revienne à la forme de l’Assemblée de Strasbourg où le Parlement européen est en fait constitué de délégations des Parlements nationaux. Cela crée un lien direct avec les Parlements nationaux qui sont le lieu de la souveraineté, le lieu où les citoyens acceptent que soit le pouvoir, qu’ils délèguent à travers leurs députés. Si nous avions un Parlement européen qui soit composé à la proportionnelle des populations de chaque pays mais avec des parlementaires issus des Parlements nationaux – à la proportionnelle – on aurait une Assemblée qui serait autrement plus représentative que l’actuelle. Aujourd’hui personne ne connait ses députés européens.
Donc se serait certainement une manière d’associer les opinions nationales à l’évolution de la chose européenne car je ne suis pas hostile à ce qu’il y ait des institutions européennes.
Je garderais le Conseil, je transformerais le Parlement européen pour aller dans le sens d’une représentation des Parlements nationaux et, s’agissant de la Commission, je la réduirais à peu de chose pour en faire une instance essentiellement administrative destinée à préparer les Conseils, à veiller à l’exécution des décisions prises par le Conseil.
Et pour le reste j’en finirai avec l’idée selon laquelle la Commission serait, parait-il, gardienne de l’intérêt général ou du respect des Traités. Ce n’est pas son rôle. On pourrait imaginer qu’une Cour de justice veille au respect des Traités et que s’agissant de l’intérêt général, cela redevienne l’affaire des citoyens, ce qui n’aurait jamais du cessé d’être.
Le contrôle parlementaire des décisions des ministres serait souhaitable.
Par exemple Monsieur Le Drian est venu ce matin devant la Commission compétente de l’Assemblée et du Sénat pour exposer ce qu’il attendait du Sommet européen concernant la défense européenne. On aurait pu imaginer qu’il reçoive un mandat clair. On lui a posé des questions, il y a répondu aussi bien qu’il le pouvait mais on ne sait pas comment tout cela va évoluer. Cela dépend de beaucoup de gens. Comment peut-on imaginer que 27 ou 28 Parlements fixent des mandats clairs ? C’est quand même pas très facile. Je pense qu’à partir du moment où le ministre dit « Voilà mon programme, voilà l’orientation qui sera la mienne dans ce Conseil européen », le Parlement est informé. A la limite la Commission peut se voir reconnaitre un pouvoir de position si elle le juge.
Ce serait démocratique et on peut certainement faire beaucoup d’avancées dans ce sens. Mais est-ce que qu’on peut aboutir à lier complétement le pouvoir du Président de la République ou de nos ministres ? Cela restreindrait beaucoup les marges de négociation il faut bien le voir. Mais, la vraie question est « Quelle Europe voulons-vous faire ? ».
Êtes-vous favorable à la mise en œuvre, en France, d’un véritable référendum d’initiative citoyenne ?
Joker
[box]Merci d’avance à tous ceux qui publient/relaient mes articles. Merci cependant de sélectionner un extrait et de mettre le lien vers l’article original! Magali[/box]
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