En ce moment, les projets et les manifestes appelant à une intégration accrue des pays européens se multiplient. La feuille de route des pro-européens est en effet chargée : garantir la pérennité de la monnaie unique, démocratiser le fonctionnement de l’Union et clarifier la place de chacun (institutions nationales, institutions européennes, Europe des 28, Eurozone et Union plus étroite).
Il faut lire avec attention ces premières propositions, car elles nous renseignent sur les éléments qui pourraient bien figurer dans un prochain Traité européen. Elles nous éclairent également sur les différentes influences qui traversent les partis et think-tanks pro-européens : fédéralisme européen, coopérations renforcées, approches strictement intergouvernementales.
Le 11 février dernier, l’Institut Jacques Delors, dit « Notre Europe », a publié un projet d’intégration différenciée pour quelques pays de l’Union européenne. Le dossier se nomme « Vers la fédération européenne : l’Europe de la dernière chance ».
Conformément à son intitulé, je m’attendais à lire des propositions fédéralistes. Or, il n’en est rien.
Roger Godino et Fabien Verdier, les deux auteurs de ce « policy paper », estiment que la dynamique européenne ne pourra être relancée qu’en franchissant le pas fédéral et donc en instituant une Fédération européenne. Celle-ci serait établie par un traité international signé initialement par 6-7 pays. Cette Fédération européenne serait dotée d’une gouvernance efficace et d’un réel contrôle démocratique.
La fédération européenne
Ainsi a-t-on l’impression que l’Union européenne a accompli tout ce qu’elle pouvait réaliser, ce qui n’est pas négligeable, et qu’elle ne pourra pas faire plus. c’était d’ailleurs le sentiment qui dominait chez beaucoup d’observateurs au moment de l’élargissement qui en est véritablement la cause.
Les auteurs le reconnaissent: « la diversité des pays de la zone euro et leur nombre montrent qu’il ne sera pas facile d’aller plus loin« , les « nombreux problèmes n’ont guère de solution à 28 ou à 18″.
Selon eux, la solution réside dans la création d’une Europe à 6 ou 7 qui comprendrait l’Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, l’Espagne et peut-être la Pologne et le Luxembourg.
Les domaines de compétences
Cette Union serait fondée sur la volonté commune d’agir sur cinq grands domaines :
– le domaine économique et financier (monnaie, banques, budget, fiscalité, croissance, inflation et emploi). Il est dit que l’objectif pour la Fédération est « de parvenir à une régulation commune du capitalisme pour le rendre compatible avec les valeurs européennes » et que le premier objectif sera axé sur « l’harmonisation fiscale, y compris le contrôle des paradis fiscaux et de l’optimisation fiscale » ;
– l’énergie, afin de réaliser la transition énergétique et de faciliter la ré-industrialisation de l’Europe ;
– les infrastructures intra-européennes (transports et liaisons sous toutes les formes) ;
– la recherche scientifique ;
– la défense.
Sur ce dernier point, les auteurs sont d’avis que, sans la présence américaine sur le sol européen, rien ne prouve que l’OTAN soit efficace pour défendre l’Europe. Il appelle donc la création d’un système de défense européen, « évidemment en lien avec l’OTAN« , et la gestion européenne de l’industrie de la défense.
Concernant l’énergie, les infrastructures et la recherche, les auteurs proposent de mettre en place des financements communs, là où les Etats le sont plus capables « de financer eux-mêmes ces grands projets« .
La Fédération européenne répondra à trois grands principes :
– Les traités antérieurs continueraient à avoir force de loi ;
– La Fédération sera animée d’un puissant souffle démocratique afin que les citoyens des peuples
se sentent directement concernés ;
– Le principe de subsidiarité serait appliqué de façon stricte. Ne reviendrait à la Fédération que ce qui peut n’être traité qu’à ce niveau.
Les institutions
Le traité établira la liste des domaines de transfert de souveraineté et cette Fédération fonctionnera à l’image d’un régime parlementaire, seul moyen d’assurer le contrôle démocratique.
Deux chambres, un Conseil et un gouvernement seront institués.
1/ Une Chambre de députés dont les membres seront délégués par les parlements nationaux avec un total de 300 députés répartis entre les pays au prorata des populations.
2/ Un Sénat composé de délégués par les chambres hautes nationales avec un total de 80 sénateurs répartis entre les pays au prorata du PIB de chacun.
3/ Un Conseil de la Fédération des États sera créé, composé de trois représentants de chaque pays désignés par les gouvernements des pays membres avec l’accord de leur parlement.
4/ La Chambre des députés et le Sénat de la Fédération se réuniront en congrès pour élire un président de la Fédération détenteur du pouvoir exécutif et gardien du bon fonctionnement des institutions. Le président choisit un premier ministre qui doit être approuvé par les deux chambres après présentation du gouvernement. Les deux chambres peuvent censurer le gouvernement. Le président peut dissoudre sous certaines conditions les deux chambres.
Le Conseil des États-nations aura le pouvoir de demander un réexamen des lois votées et pourra s’opposer à la promulgation d’une loi. En cas de conflit entre le Conseil et les deux chambres, le président de la Fédération pourra organiser un référendum pour résoudre le conflit. Ce dernier, présenté comme une « arme » est censé dissuader les conflits et obliger « les partenaires à trouver un accord pour éviter une procédure qui a vocation a rester exceptionnelle« . Le « souffle démocratique » sera puissant, mais pas trop.
Un projet étonnant : une fédération qui n’en a que le nom
Je passe outre les idées préconçues des auteurs justifiant la nécessité d’une telle intégration : sans celle-ci, le projet européen serait définitivement perdu, les nationalismes feraient de nouveau peser un risque de guerre sur le vieux continent et, enfin, l’euro ne saurait être conçu autrement que comme une monnaie unique.
C’est le projet institutionnel en lui-même que je trouve étonnant.
« Il n’existe pas de peuple européen »
Les auteurs le reconnaissent : « L’Europe n’est pas prête de ressembler à la 5ème République« . Il n’est pas, aujourd’hui, envisageable d’élire au suffrage universel direct un Président de l’Union : « tout s’y oppose parce qu’il n’y a pas de peuple européens mais des peuples européens ».
A cela, il faudra également ajouter que l’idée d’élire directement un Président est une vision très franco-française loin des démocraties parlementaires de nos partenaires.
Mais le but de ce paragraphe est ailleurs.
Alors que les auteurs présentent en début d’article que le Parlement européen est la seule instance démocratique européenne, oubliant ainsi les Parlements nationaux, ils ont tôt fait de se souvenir de ces derniers en les réintégrant dans les modalités de désignation des deux Chambres de la fédération.
Nous l’avons vu, celles-ci seraient composées de délégations de Parlements nationaux.
Cette proposition, qui a de quoi défriser le fédéraliste européen convaincu, peut s’expliquer de plusieurs façons :
1. Et c’est l’explication donnée dans l’étude : la volonté de veiller à ce que cette institution coûte le moins cher possible au citoyen ;
2. La prise de conscience que la désignation au suffrage universel direct des eurodéputés n’a pas réussie à rendre les citoyens proches de l’institution ;
3. Un moyen de limiter le poids des eurocritiques dans les institutions de la fédération
La cohérence du projet
La nouvelle fédération proposée par les auteurs vise à aller plus loin que l’actuelle Union européenne tout en conservant ses normes et ses institutions.
Nous l’avons vu, l’un des principes constitutif est que « les traités antérieurs continueraient à avoir force de loi« .
Cette Fédération d’États-nations s’insérera harmonieusement entre les États-nations, la zone euro et l’Union européenne. En effet, les règlements adoptés par l’Union européenne s’imposent à tous les États membres, donc s’imposent aussi à la Fédération. Les règles décidées dans la zone euro s’imposent de la même façon. Théoriquement, il n’y a donc pas de conflit possible. La Fédération est seulement légitime pour aller plus loin dans les domaines où, ni la zone euro, ni l’Union européenne ne souhaitent ou ne peuvent aller.
Dans ces conditions – maintien des normes et des institutions – on comprend difficilement comment les auteurs entendent pallier aux insuffisances actuelles : « la Banque centrale européenne n’est pas sous contrôle démocratique et les politiques de droite inspirées de l’ordo-libéralisme allemand sont comme inscrites dans le marbre« , « la concurrence semble être la valeur suprême retenue« .
Les auteurs s’épargnent la difficile question de la réforme des Traités actuels et, de ce fait, rendent totalement illusoire l’idée de progrès dans une Union plus étroite.
Comment par exemple espérer qu’une véritable harmonisation fiscale entre 6 ou 7 Etats membres suffise à redresser l’économie de ces Etats alors que la libre circulation des capitaux reste en l’état ? En quoi cette proposition règle-t-elle, notamment, le problème du dumping fiscal des pays nouvellement entrés dans l’UE ?
De même, comment croire que la compétence monétaire puisse être déléguée à de nouvelles institutions alors que l’eurozone et la BCE continuent d’exercer leur compétence de la même façon ?
La construction d’une autre Europe ne peut faire l’économie d’une réforme des Traités actuels, à moins que « la régulation commune du capitalisme » ne soit qu’une belle promesse sans réalité.
Harmonisation fiscale et gestion de projet
Ce sont là finalement les deux objectifs qui sous-tendent cette nouvelle fédération. Et ils sont caractéristiques de l’ambriglio européen.
D’une part, la gestion de projet
Nous l’avons vu, les auteurs proposent de mettre en place des financements communs pour l’énergie, les infrastructures et la recherche.
Cette ambition passe par l’émission d’Eurobonds. Ces émissions seraient effectuées par la Banque européenne d’investissement [BEI], qui pourrait emprunter en son nom sur les marchés de l’Eurobond, avec la garantie de la Fédération et/ou des États membres. L’émission d’Eurobonds étant confiée à la BEI, il sera créé une Agence européenne de l’investissement qui aura pour rôle de sélectionner les projets, en bénéficiant d’une expertise scientifique et technique essentielle à sa mission.
A la lecture de la proposition, on comprend que les auteurs entendent mettre en place les fameux project-bonds dont il est question depuis 2012 au sein des institutions européennes.
Pour plus d’explications je vous renvoie l’excellent article du blog La théorie du tout : « il n’est absolument pas question de la dette des Etats et encore moins d’euro-obligations qui financeraient les déficits des Etats. Bien au contraire, nous parlons ici de financement d’entreprises « privées ».«
Je comprends mal en quoi la fédération européenne serait un environnement plus adapté pour la mise en place de ces financements qui pourraient tout à fait être envisagés dès aujourd’hui dans le cadre de coopérations renforcées.
D’autre part, l’harmonisation fiscale
La construction européenne n’a pas tenu ses promesses d’harmonisation fiscale, qui datent pourtant du Traité de Rome. Les auteurs le reconnaissent, ces promesses sont irréalisables dans le cadre d’une Union à 28. C’est pourquoi ils proposent que cette question soit traitée dans une Union plus étroite.
Nous avons vu plus au haut les interrogations que suscite cette proposition avec le maintien le maintien de la libre circulation des capitaux.
Regardons désormais cette proposition sous l’angle démocratique.
Les auteurs proposent deux phases d’harmonisation :
1 / la structuration commune de la fiscalité sur la base de définitions analogues (exemple: TVA, impôt sur le revenu, sur les bénéfices, sur la fortune, CSG, droits de succession et fiscalité verte)
2/ l’harmonisation des taux : chaque Etat pourrait augmenter ou baisser les pourcentages d’imposition autour d’un taux moyen et selon une fourchette définis par la fédération.
Ainsi, alors que le consentement à l’impôt est un fondement des démocraties, les auteurs proposent de confier la fiscalité à une structure supranationale, indépendamment des compétences exercées.
A croire qu’ils se sont inspirés du mode de fonctionnement centralisé de l’Etat français, dans lequel le Parlement national décide de la structuration de l’imposition locale (sans cependant aller jusqu’à déterminer son taux).
On est loin de l’image que je me faisais d’une fédération.
Il convient de déterminer clairement – et de les justifier – les compétences qui reviennent à chacun :
– celles des Etats-nations, que les auteurs semblent pressés de retirer explicitement,
– celles des institutions européennes actuelles, dont on ne perçoit plus vraiment (au vu de la jurisprudence de la CJUE) la limite.
Or le projet de Traité se garde soigneusement de traiter la question des compétences.
Les auteurs auraient-ils perçu l’impossibilité de mettre en place une véritable fédération dans le contexte politique actuelle ? Le titre de ce « policy paper » ne lui suffira certainement pas à trouver grâce auprès des fédéralistes européens.
Le projet intermédiaire qu’il nous propose, en excluant une réforme des institutions européennes, ne règle en rien le déficit démocratique de la zone euro ni le déficit social de l’UE. En rajoutant un étage institutionnel supplémentaire – étage dont on ne perçoit pas l’utilité au regard des compétences exercées – le projet ne fait que rajouter de la complexité dans une organisation européenne déjà incompréhensible pour les citoyens.
[box]Merci d’avance à tous ceux qui publient/relaient mes articles. Merci cependant de sélectionner un extrait et de mettre le lien vers l’article original! Magali[/box]
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