L’étude du « Six-Pack » (réforme de la gouvernance économique) votée par le Parlement européen fin 2011 m’a éclairée sur un point que je soupçonnais, mais dont je n’avais pas mesuré l’étendue: l’influence de l’Union européenne dans la réforme des retraites.
L’Union européenne n’a jamais acquis la compétence institutionnelle nécessaire pour intervenir dans le domaine de la protection sociale, qui reste la « chasse gardée » des États membres. Selon le principe de subsidiarité, chaque État membre reste maître de la conception, de la gestion et du financement de son système de sécurité sociale.
Pour autant, depuis le début des années 90, on note une influence croissante du droit communautaire sur l’évolution du système de retraite français. Cette intervention, promouvant largement le système par capitalisation, prend appui sur deux axes:
- la réglementation des institutions privées de retraite professionnelle,
- la gouvernance économique commune
Les récentes recommandations de la Commission européenne sur le programme de stabilité français laissent désormais à penser que la simple « influence » se transforme peu à peu en exigences de réformes conformes aux vues européennes.
En effet, dans ses recommandations du 29 mai 2013, les commissaires européens demandent à la France de « prendre des mesures d’ici à la fin de l’année 2013 pour équilibrer durablement le système de retraite en 2020 au plus tard, par exemple en adaptant les règles d’indexation, en augmentant encore l’âge légal de départ à la retraite et la durée de cotisation pour bénéficier d’une retraite à taux plein et en réexaminant les régimes spéciaux, tout en évitant une augmentation des cotisations sociales patronales« .
La réglementation des institutions privées de retraite professionnelle
Le 6 juin 2003, l’Union européenne adopte définitivement une directive destinée à encadrer les institutions de retraite professionnelle (I.R.P.). Celle-ci, ne concernant ni les institutions de sécurité sociale, ni les institutions fonctionnant par répartition, marque l’aboutissement de plusieurs années de travail de la Commission et de la Cour de justice pour faire étendre aux I.R.P. les bénéfices du marché unique et de la libre concurrence. Par la mise en place d’un cadre commun, elle vise notamment le développement transfrontaliers des prestations de retraites privées.
Deux éléments indirects découlant de cette directive nous intéressent: d’une part, la promotion de la capitalisation comme renfort des systèmes traditionnels par répartition, et d’autre part, la reconnaissance de la définition en piliers de la protection sociale.
Vous pouvez retrouver tous ces éléments dans l’article de Gaël Coron « Retraite par capitalisation et Union européenne: retour sur la directive I.R.P. ».
La définition en piliers de la protection sociale
Afin d’étendre aux I.R.P. les bénéfices du marché unique et de la libre concurrence, la retraite professionnelle doit être assimilée à un produit financier.
Pour ce faire, les dirigeants européens ont développé une grille d’analyse permettant de distinguer système par répartition et système par capitalisation, afin de faire de ce dernier un objet qui relève de la compétence communautaire (au même titre que les produits d’assurance par exemple).
La première mention des trois sources distinctes de retraites (cf. trois piliers) se trouve dans un document interne, datant du 9 octobre 1990: « l’achèvement du marché intérieur dans le domaine des retraites privées ». Elle se retrouve inchangée dans la directive I.R.P. dans son considérant n°9.
Les trois piliers sont:
- le régime de sécurité sociale (régime de base)
- le régime complémentaire lié à un emploi ou une profession
- le système de retraite individuelle privé.
Cette division de la retraite en piliers à travers un premier pilier légal par répartition et un deuxième pilier professionnel par capitalisation permet ainsi une répartition des compétences: aux États, la gestion du premier, aux instances européennes, la régulation du second.
Aussi, tout en reconnaissant les difficultés que pose l’emploi de cette distinction, la Commission affirme à la fois qu’elle est présente « en principe » partout en Europe et qu’elle servira de base à la définition du champ de compétence communautaire. Cet élément est particulièrement important quant on analyse l’influence du droit communautaire en France. En effet, la définition communautaire ne permet pas de prendre en considération l’originalité du système de retraite « à la française ».
On peut déduire de cette dernière que les régimes de base n’ont pas de caractère professionnel, alors que le système français reste largement marqué par une gestion corporatiste des régimes par répartition.
De même, la définition communautaire ne permet pas de prendre en considération la gestion française des régimes complémentaires: obligatoires et gérés par répartition pour certains (exemple: AGIRC et ARRCO), facultatifs et par capitalisation pour d’autres. Si les premiers sont considérés comme « accidentels » et donc comme partie prenante du premier pilier (CJCE, Pistre et Poucet, 17.02.1993), les seconds ne peuvent échapper au principe de libre concurrence (CJCE, FFSA, 16.11.1995).
La promotion de la capitalisation
Malgré cette immixtion du droit de la concurrence dans de nouveaux domaines liés aux retraites, les défenseurs du texte pourront toujours indiquer à juste titre que les États nationaux restent libres de fixer les termes de l’équilibre entre répartition et capitalisation.
Il reste que cette directive constitue une promotion du système par capitalisation.
D’une part, la commission a d’ailleurs vendue celle-ci aux États, non pas seulement en s’attachant à la nécessité d’achever le marché intérieur, mais en s’appuyant sur des motifs exogènes: la démographie, les déficits publics et le marché du travail. Aidée par un discours catastrophique sur les régimes par répartition et par un contexte boursier porteur, la directive présente ainsi la capitalisation comme un renfort aux systèmes de sécurité sociale.
D’autre part, les défenseurs du textes ont bien évidemment à l’esprit que la directive « va créer des incitants au développement des fonds de pension » et des assurances-vie, puisqu’elle s’attache à renforcer leur efficacité. Seuls, « les systèmes par répartition, par définition, ne sont pas tenables à 20 ans » (Entretien DG Marché intérieur, 2001).
La gouvernance économique européenne
Le 6 février 2001, le célèbre commissaire européen au marché intérieur, Fritz Bolkestein, estimait que le vieillissement de la population et l’allongement de la durée de la vie représentaient une « bombe à retardement » pour les systèmes de retraite par répartition. C’est dans ce contexte alarmiste et d’urgence que les recommandations de l’Union européenne sur les retraites se sont multipliées au cours des dernières années.
S’agissant d’un domaine relevant de la compétence nationale, la réforme des retraites au niveau communautaire consiste pour l’essentiel dans des échanges d’information et de « bonnes pratiques » ainsi que dans une évaluation par la Commission, rendue publique et susceptible d’exercer une certaine contrainte politique. C’est dans ce contexte que les États ont pris de nombreux engagements et ce, sans consultation préalable des acteurs nationaux.
Les engagements successifs des États
En mars 2000, lors du Sommet de Lisbonne, le Conseil définit l’objectif de porter d’ici 2010 le taux d’emploi moyen total à 70% de la population et à 60% pour les femmes. Cet objectif est complété lors du Sommet de Stockholm (2001) par la volonté de relever le taux d’activité des travailleurs âgés de plus de 55 ans à 50 %.
En mars 2002, les conclusions du Sommet du Barcelone mettent l’accent sur la nécessité pour le Conseil de « continuer d’examiner la viabilité à long terme des finances publiques dans le cadre de son exercice annuel de surveillance, en particulier à la lumière des défis que pose le vieillissement de la population en termes de budget ».
Aussi, les États se sont entendus pour « réduire les incitations individuelles à la retraite anticipée » et « intensifier les efforts destinés à offrir aux travailleurs âgés davantage de possibilités de rester sur le marché du travail » (par les mécanismes de retraite progressive).
Surtout, lors du Sommet de Barcelone, les États se sont engagés à chercher « d’ici 2010 à augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen effectif auquel l’activité professionnelle cesse dans l’Union européenne ».
La lutte contre les déficits comme prétexte à la capitalisation
Aussi, pour réduire leur déficit public et respecter le plafond de 3% du PIB, les États membres ont été contraints de diminuer les dépenses dans un des domaines où elles étaient les plus élevées : les politiques de retraites. C’est donc tout naturellement que la surveillance multilatérale, instituée par le Traité de Maastricht et approfondie par le pacte de stabilité et de croissance (P.S.C.), porte sur la question des retraites.
A ce titre, le Conseil Ecofin a obtenu en 2000 qu’une partie des Grandes Orientations de Politiques Économiques (G.O.P.E.) soit spécifiquement consacrée aux enjeux financiers du vieillissement.
Le Conseil Ecofin de juillet 2001 a aussi adopté une obligation pour les États d’inclure des projections de l’impact à long terme des évolutions démographiques dans les programmes présentés par les États dans le cadre du P.S.C.
En 2005, lors de la réforme du volet préventif et correctif du P.S.C., sont introduites deux dispositions relatives aux retraites. La première dispose que toutes les évaluations des politiques nationales par le Conseil et la Commission « prennent dument en considération la mise en œuvre de réformes des retraites consistant à introduire un système à piliers multiples avec un pilier obligatoire financé par capitalisation ». La seconde assouplit l’application des sanctions pour les États ayant un déficit excessif mais mettant en œuvre une telle réforme.
Le « Six-Pack » (dernière réforme à ce jour de la gouvernance économique) est venu de nouveau appuyer sur la réforme des systèmes de retraite:
- le programme de stabilité remis par les États devra comporter des « informations relatives aux passifs implicites liés au vieillissement »
- le rapport remis au Conseil par la Commission en cas de déficit excessif tiendra compte de « tout passif implicite lié au vieillissement démographique »
- toutes les évaluations effectuées par la Commission et le Conseil « prennent dument en considération », non plus seulement la mise en oeuvre de réformes des retraites consistant à l’introduction de la capitalisation, mais également « le cout net pour le pilier géré par les pouvoirs publics », ainsi que « les caractéristiques de l’ensemble du système de retraite […] en examinant notamment s’il inscrit une viabilité à long terme sans accroitre les risques pour la position budgétaire à moyen terme ».
Mais désormais, plus qu’un élément permettant de garantir l’équilibre des comptes publics, la réforme des retraites est devenue le symbole d’une nécessaire harmonisation des systèmes sociaux européens. On se souvient encore des propos d’Angela Merkel qui estimait que « dans des pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal on ne parte pas à la retraite plus tôt qu’en Allemagne, que tous fassent un peu les mêmes efforts, c’est important ».
Une influence communautaire majeure qui disparaît dans le débat politique français
Ainsi, devant l’introduction croissante du droit communautaire dans la question des retraites et la nécessaire harmonisation européenne des systèmes sociaux, on ne peut que s’interroger du silence français à ce sujet.
L’an dernier, lors de la réforme des retraites en France, un point qui peut paraître anecdotique est pourtant lourd de sens. Durant l’examen du texte de réforme par les parlementaires, le Sénat est venu supprimer une mention relative au nouveau Comité de pilotage des régimes de retraite qui disposait que celui-ci est chargé de suivre « les conditions dans lesquelles s’effectuent(…) la progression du taux d’emploi des personnes de plus de cinquante-cinq ans pour atteindre en 2018 la moyenne des États membres de l’Union européenne ». Doit-on y voir le souhait de cacher l’influence communautaire dans la réforme?
En effet, alors que l’on assiste régulièrement à des débats passionnés des deux partis majoritaires sur une réforme qu’ils ont portée l’un comme l’autre au sein des instances européennes, ce silence ne peut être qu’une volonté délibérée de maintenir l’illusion d’un clivage droite-gauche sur une question qui fait pourtant consensus.
Pour preuve (si les éléments ci-dessus ne vous ont pas encore convaincu), la résolution Parlement européen du 20 octobre 2010 sur la crise financière, économique et sociale (recommandations concernant les mesures et initiatives à prendre).
Celle-ci dispose – en son paragraphe 77 – que le Parlement considère que « le financement des pensions ne peut être entièrement laissé au secteur public, mais doit reposer sur des systèmes à trois piliers, comprenant des régimes de retraite publics, professionnels et privés, dûment garantis par une réglementation et une surveillance spécifiques destinées à protéger les investisseurs« .
Ce paragraphe ayant fait l’objet d’un vote séparé, il est particulièrement intéressant de connaître la position des eurodéputés sur la question spécifique des retraites.
Sur les 72 députés « français », seuls les souverainistes (GUE-GVE et indépendants), ainsi qu’une députés écologiste, ne sont opposés à ce paragraphe. En effet:
– Les membres de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE, 6 député), pour la plupart issus du MODEM, ont tous voté « pour ».
– Les membres du Parti populaire européen (PPE, 29 députés), issus de l’UMP, du Nouveau centre, de la gauche moderne et du Parti radical, ont tous voté « pour » (hormis deux députés qui étaient absents et Joseph Daul qui n’a pas voté);
– Membre de l’Europe Liberté Démocratie (EFD, parti présidé par le célèbre N. Farage), Philippe de Villers n’a pas voté;
– Les membres de l’Alliance libre européenne-Les Verts (14 députés, dont Éva Joly, Daniel Cohn Bendit, et José Bové), ont tous voté « pour » (hormis deux députés absents et Catherine Grèze qui a voté contre)
– Les membres de la Gauche unitaire européenne – Gauche verte européenne (5 députés, dont Jean-Luc Mélenchon), ont tous voté « contre » (hormis M. Mélenchon qui était absent);
– Les membres de l’Alliance Progressiste des Socialistes & Démocrates (S&D, 14 députés), issus du Parti socialiste, ont tous voté pour, suivant ainsi la ligne du parti (hormis un député qui n’a pas voté).
– Parmi les non-inscrits, Bruno Gollnisch, Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen ont voté « contre ».
Très récemment (le 21 mai 2013) , les eurodéputés ont approuvé une résolution portant « sur une stratégie pour des retraites adéquates, sûres et viables ».
Dans cette dernière, ils invitent les Etats, conformément à l’avis de la Commission, à « constituer des pensions professionnelles complémentaires par capitalisation« .
Les Etats sont également invités par les députés à réformer le premier pilier (répartition) en tenant compte « de l’évolution de l’espérance de vie« . Ces derniers recommandent aux Etats « de bannir toute fixation d’âges pour un départ obligatoire à la retraite afin de permettre aux personnes qui le peuvent et qui le souhaitent de choisir de continuer de travailler au-delà de l’âge légal de départ à la retraite » et critiquent les systèmes de retraite anticipée, considérés comme inefficaces pour réduire le chômage.
Les Etats sont également invités à développer les systèmes d’épargnes-retraite complémentaires privées.
Enfin, plusieurs dispositions sont relatives au réexamen de la directive IRP dont nous avons parlé plus haut et sur lequel il conviendra de se pencher plus attentivement.
Sur les 74 députés « français », seuls les souverainistes (GUE-GVE et indépendants), ainsi que les députés écologiste, se sont opposés à cette résolution. En effet:
– Les membres de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE, 6 député), pour la plupart issus du MODEM, ont tous voté « pour », hormis Jean-Luc Bennahmias qui a voté blanc.
– Les membres du Parti populaire européen (PPE, 30 députés), issus de l’UMP, du Nouveau centre, de la gauche moderne et du Parti radical, ont tous voté « pour » (hormis deux députés qui n’ont pas voté);
– Membre de l’Europe Liberté Démocratie (EFD, parti présidé par le célèbre N. Farage), Philippe de Villers a voté blanc;
– Les membres de l’Alliance libre européenne-Les Verts (16 députés, dont Éva Joly, Daniel Cohn Bendit, et José Bové), ont tous voté « contre » (hormis deux députés qui ont voté blanc)
– Les membres de la Gauche unitaire européenne – Gauche verte européenne (5 députés, dont Jean-Luc Mélenchon), ont tous voté « contre » (hormis M. Le Hyaric qui n’a pas pris part au vote);
– Les membres de l’Alliance Progressiste des Socialistes & Démocrates (S&D, 14 députés), issus du Parti socialiste, ont tous voté pour, suivant ainsi la ligne du parti (hormis deux députés qui n’ont pas pris part au vote).
– Parmi les non-inscrits, Bruno Gollnisch, Jean-Marie Le Pen ont voté contre. Marine Le Pen était absente.
[box]Merci d’avance à tous ceux qui publient/relaient mes articles. Merci cependant de sélectionner un extrait et de mettre le lien vers l’article original! Magali[/box]
Pour aller plus loin:
– Gaël Coron « Retraite par capitalisation et Union européenne: retour sur la directive I.R.P. ».
– Christelle Mandin « L’Union européenne et la réforme des retraites : vers une coordination souple des politiques nationales »
– Alexis Dantec, Gérard Cornilleau (OFCE) et Antoine Math (IRES) « La « méthode ouverte de coordination » sur les retraites »
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