Depuis lundi, les articles se multiplient sur ce qui est présentée comme une interruption des négociations décidée par la Commission. Sans tarder, il convient de préciser que cette interruption ne concerne que les questions relatives à la protection des investissements, lesquels font débat dans de nombreux pays européens.
Certaines personnes en Europe ont de véritables préoccupations concernant cette partie de l’accord Union européenne-Etats-Unis. Je veux qu’ils aient leur mot à dire. Karel De Gucht
Les autres questions continuent d’être négociées. Le quatrième cycle de négociations est d’ailleurs prévu en mars 2014.
De même, le gouvernement de la Grèce, qui détient désormais la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, a invité les ministres du commerce de l’UE à participer à une réunion informelle à Athènes, qui se tiendra le 28 février – un événement qui pourrait servir de session « bilan » de haut niveau sur le Traité transatlantique (TTIP).
Bref, les négociations sont loin d’être au point mort. Elles semblent même en pleine vitesse de croisière puisque certains tablent sur la présentation d’un projet de Traité dès la fin de l’année 2014.
Le représentant au Commerce des États-Unis Michael Froman et le Commissaire européen au Commerce Karel De Gucht doivent se rencontrer bientôt afin de procéder à un « examen politique » des progrès accomplis.
En attendant, la mobilisation commence à se faire sentir en Europe. A ce titre, la question des “tribunaux d’arbitrage” semble être une porte d’entrée de la contestation pour beaucoup d’opposants au futur Traité.
Pour ma part, je regarde avec un scepticisme croissant la focalisation du débat sur la question de la protection des investissements. D’une part, parce que je ne parviens pas à étayer précisément les peurs suscitées par la mise en place de “tribunaux d’arbitrage” dans le cadre du TTIP. D’autre part, parce que je crains que cette question finalement non primordiale serve de “soupape” aux mécontentements, un compromis sur cette question permettant de faire passer plus facilement les autres dispositions du Traité.
L’interruption des négociations et la consultation publique organisée par la Commission ne doit pas focaliser le débat sur la seule question de la protection des investissements.
La protection des investissements
La protection des investissements peut être définie comme étant l’ensemble des principes et des règles, de droit international comme de droit interne, qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher ou de réprimer toute atteinte publique à l’existence ou à la consistance de l’investissement international (1).
C’est en quelque sorte une garantie de l’application du Traité et une protection offerte aux entreprises face au non-respect du Traité par les Etats.
Dans un document de la Commission européenne, on apprend que cette protection vise à garantir aux investisseurs étrangères quatre garanties clés suivantes dans leurs rapports avec l’État d’accueil:
- la protection contre la discrimination («traitement de la nation la plus favorisée» et «traitement national»);
- la protection contre l’expropriation à des fins autres que des objectifs de politiques publiques et sans compensation appropriée;
- la protection contre un traitement injuste et inéquitable – par exemple ne respectant pas les principes fondamentaux d’équité;
- la protection de la possibilité de transfert de capitaux.
C’est précisément à cause de ces risques que des dispositions de protection des investissements font partie intégrante des 1 400 accords bilatéraux conclus par les États membres de l’UE depuis la fin des années 1960.
Dans le monde entier, il y a plus de 3 400 accords bilatéraux ou multipartites de ce type en vigueur, comprenant des dispositions de protection des investissements.
Neuf pays d’Europe centrale disposent déjà de ce genre de dispositions avec les Etats-Unis.
Le système de «règlement des différends entre investisseurs et États»
Les accords d’investissement prévoient également un système de «règlement des différends entre investisseurs et États» ou RDIE (ISDS en anglais). Ce système est considéré comme un élément clé pour assurer une application effective de la protection prévue. Il permet à un investisseur d’introduire directement un recours contre les autorités du pays d’accueil devant une juridiction internationale.
Il est particulièrement utile lorsque les accords bilatéraux sont conclus avec des pays ne disposant pas d’un solide système judiciaire apte à protéger les intérêts des investisseurs face aux abus des gouvernements locaux.
On parle encore de clause compromissoire qui, en droit international public, prévoit – dans le cadre d’un traité – le recours au règlement arbitral ou judiciaire pour les litiges concernant l’interprétation ou l’application du traité.
Notons que ce type de clause peut également se retrouver à l’intérieur d’un contrat spécifique passé entre un Etat et une entreprise.
A ce titre, il faut bien avoir à l’esprit que le règlement par l’arbitrage des conflits Etat – privé ne constitue pas une nouveauté : la Cour permanente d’arbitrage a été créée en 1899 par la première Conférence de La Haye. Elle a acquis une compétence en matière d’arbitrage mixte via l’article 47 de la Convention de La Haye de 1907.
Néanmoins, les RDIE sont eux des mécanismes très contestés car ils constituent des procédures réservées à l’unique initiative de la personne privée contre la personne publique.
La controverse du RDIE dans le cadre des négociations transatlantiques
Beaucoup considèrent que la mise en place d’un tel système de règlement des différends à l’échelle transatlantique fait peser un risque important sur la règlementation sociale et environnementale européenne.
De fait, les exemples de litiges passés ou en cours ne sont pas particulièrement rassurants : plainte de l’industrie du tabac en Australie, plainte en Allemagne contre l’arrêt du nucléaire, au Québec contre l’interdiction de la fracturation hydraulique.
Rappelons cependant que les positions initiales de la Commission européenne en matière d’énergie et d’environnement sont les suivantes: « les parties doivent rester pleinement souveraines en ce qui concerne les décisions d’opportunité visant à permettre ou non l’exploitation de leurs ressources naturelles ». En revanche, « une fois que l’exploitation est autorisée, l’accès non discriminatoire au fait d’exploitation devrait être garanti ».
Une position que l’on retrouve dès aujourd’hui dans l’Union européenne qui, par exemple, autorise de manière générale l’exploitation du gaz de schiste et créée des normes minimales à respecter, mais laisse aux Etats la possibilité d’interdire l’exploitation sur leur territoire.
Dans un rapport du 15 mai 2013, le Sénat demandait que le renvoi à l’arbitrage pour régler les litiges entre investisseurs et États ne figure pas dans le mandat de négociation octroyé à la Commission européenne :
La question du recours à un tel mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États, prévue actuellement par le mandat, devra être revue. Un tel dispositif est en effet contestable dans sa mise en oeuvre, en raison des coûts très élevés qu’il risque de représenter pour les États, comme dans ses implications politiques: le recours à un arbitre privé pour régler un différend entre un État et un investisseur risque de remettre finalement en cause la capacité à légiférer des États.
La même recommandation était adressée au gouvernement par les députés le 29 mai 2013.
Elle n’a pas été suivie par les ministres européens du commerce. Le mandat de négociation de la Commission prévoit que :
L’accord comprendra un mécanisme de règlement des différends approprié, ce qui fera en sorte que les parties respectent les règles convenues.
D’autres, considérant que les systèmes judiciaires européens et américains sont suffisamment fiables pour assurer la protection des investisseurs, estiment que le RDIE n’est pas indispensable dans le Traité transatlantique.
Pour d’autres, au contraire, l’inclusion du RDIE dans le cadre du Traité transatlantique pourrait fournir des protections supplémentaires pour les investisseurs européens aux Etats-Unis.
Dans un article traduit le 18 décembre dernier, je vous faisais part de la position de Monsieur Moreira, Président de la Commission du commerce international du Parlement européen. Celui-ci met en avant que contrairement à l’Union européenne, les tribunaux américains ne peuvent être saisis que sur la base de la règlementation américaine. Le Traité transatlantique ne constituerait pas, par conséquent, une base légale permettant aux investisseurs européens d’intenter une action contre l’Etat américain.
Les propositions de la Commission européenne
Pour rassurer la Commission européenne explique des jugements sont parfois favorables aux Etats : ils confirment le droit des États de réglementer dans l’intérêt général.
Saluka Investments B.V. contre la République tchèque (2006)
Il est désormais établi en droit international que les États ne sont pas tenus d’indemniser un investisseur étranger lorsque, dans l’exercice normal de leurs pouvoirs réglementaires, ils adoptent des réglementations de bonne foi et de manière non-discriminatoire pour le bien-être général.
Selon les commissaires, les jugements défavorables aux Etats s’expliquent souvent par les dispositions trop imprécises des Accords d’investissement. Elles ne doivent pas laisser place à l’ambiguïté interprétative, comme c’est le cas du Traité d’investissement conclu entre Hong Kong et l’Australie en 1993.
« De Gucht a laissé entendre que l’Europe n’entendait pas signer un ISDS de style australien qui permet à une entreprise d’intenter une action en justice contre l’ordre public légitime. John Clancy, porte parole de De Gucht, l’a dit avec plus de force: “Ce qu’il se passe dans ce cas [Philip Morris] est très préoccupant”. “Nous voulons mettre fin à ce type d’action par les grandes multinationales, qui tentent de passer outre les véritables préoccupations du Parlement et du public.” (2)
Dans une déclaration de John Clancy, rapportée par le site EINNewsDesk, on peut lire que :
Les mesures légitimes prises par les pouvoirs publics pour protéger l’environnement ou la santé publique et qui s’appliquent à toutes les entreprises de la même manière – qu’elles soient nationales ou étrangèress – ne peuvent être contestées avec succès en vertu de ces dispositions, sous le couvert de la protection des investissements.
Pour ce faire, la Commission promet trois garanties:
- Le TTIP devrait indiquer explicitement que les décisions de politique publique ne pourront pas être remise en cause. Une entreprise ne recevra pas de compensation simplement parce que ses bénéfices auront baissé en raison de la réglementation environnementale ou sanitaire.
- Deuxièmement, la Commission sévira contre les “techniques légalistes frivoles” invoquées contre les gouvernements.
- La protection des investissements sera circonscrite aux abus présentés ci-avant (discrimination, expropriation abusive, …)
- Enfin, la Commission promet d’éviter tout risque de conflit d’intérêts dans la désignation des arbitres.
Il semble que ces promesses aient été intégrées dans l’accord en cours de finalisation entre le Canada et l’Union européenne. L’accord prévoit en effet le règlement des différends. Il a été signé par la Commission il y a quelque mois et doit désormais être approuvé par les institutions européennes.
Certains s’interrogent déjà sur la possibilité qu’auraient des filiales américaines implantées au Canada de disposer de l’arbitrage tant décrié.
L’arbre qui cache la forêt
Dernièrement une fuite d’une réunion confidentielle entre la Commission et des industriels sur la question de la propriété intellectuelle nous rapportait les propos de Pedro Valesco Martins (responsable de la Commission européenne en charge des question de propriété intellectuelle) :
Je suis très heureux que la lumière n’ait pas été faite sur nos activités [c’est à dire sur les questions de propriété intellectuelle]. La Commission est très heureuse de voir l’attention [des ONG] focalisée sur l’ISDS.
Sur le même modèle que le débat sur l’exception culturelle qui avait connu un fort retentissement lors du lancement des négociations, je crains que cette nouvelle polémique sur l’ISDS accouche d’un compromis présentant comme plus acceptable le Traité transatlantique.
Une stratégie de diversion que je suis pas la seule à craindre :
#StopTAFTA @EU_Commission suspends part of US #TTIP talks after concerns raised over investment rules. #Diversion? http://t.co/e8QfKHDm9r …
— Benjamin Sourice (@BSolist) January 22, 2014
L’interruption des négociations et la consultation publique organisée par la Commission ne doit pas focaliser le débat sur la seule question de la protection des investissements.
En Europe, les investissements américains n’attendent pas après un mécanisme arbitral pour bénéficier d’une protection contre les discriminations, les expropriations abusives et les limitations à la libre circulation des capitaux. Ils bénéficient déjà d’une telle protection.
En revanche, le Traité transatlantique pourrait bien constituer un socle règlementaire révisant à la baisse les normes sanitaires et environnementales européennes. Les récentes autorisations d’importation de porcs vivants (jusqu’alors bannis en raison de l’épidémie de grippe porcine) et de viande de bœuf désinfectée à l’acide lactique laissent craindre pour le contenu du Traité et devraient être plus largement contestées. Il en va de même de la probable future autorisation de culture de nouveaux OGM.
[box]Merci d’avance à tous ceux qui publient/relaient mes articles. Merci cependant de sélectionner un extrait et de mettre le lien vers l’article original! Magali[/box]
(1) Carreau (D), JUILLARD (P), Droit international économique, Paris, LGDJ, 4e Ed, p.483.
(2) Philip Morris, Australia and the fate of Europe’s trade talks
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