Craig Willy et moi-même nous sommes attelés à la traduction de son article Creeping Towards the Superstate: Some recent EU news publié le 20 octobre dernier sur son blog.
Je crois qu’il intéressera sans aucun doute les lecteurs francophones.
Bonne lecture !
Quelques nouvelles de l’Union européenne :
1. Les députés de la commission LIBE (libertés civiles) ont voté pour la mise en place d’une autorisation des autorités européennes pour permettre aux géants de la technologie de transférer les données des citoyens européens aux institutions de surveillance américaines, au risque sinon de payer une amende pouvant aller jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires global (2,5 milliards de dollars pour Google par exemple).
2. Le gouvernement allemand a réussi à faire pression sur les ministres de l’environnement pour faire dérailler un accord préalable à l’exigence pour les voitures de l’UE d’émettre un maximum de 95 grammes de CO2 par kilomètre d’ici à 2020 .
3. Le Parlement européen s’est prononcé sur l’opportunité d’exiger une autorisation préalable à la commercialisation de dispositifs médicaux (réponse au scandale PIP des implants mammaires).
4. Le Parlement européen a voté pour augmenter la taille des « images choc » à 65% des paquets de cigarettes, rejeter l’interdiction des cigarettes électroniques et interdire les cigarettes mentholées dès 2019.
5. Les députés de la commission FEMM (droits des femmes) ont voté pour exiger que toutes les sociétés cotées dans l’UE aient 40 % de femmes parmi leurs administrateurs non exécutifs.
Je n’énumère pas toutes ces nouvelles pour les louer ou les condamner, mais seulement pour constater qu’elles sont remarquables : C’est le genre de choses que les États votent normalement, des choses concrètes qui, dans le cas des cigarettes et des membres des quotas féminins pour les dirigeants d’entreprise, ont un impact direct et très visible sur le quotidien des gens.
Le va et vient, la pression des lobbies et des gouvernements concernés, les compromis finaux qui sont adoptés : c’est le « normal » de la politique démocratique. Et, à de nombreuses reprises, lorsque vous regardez une commission du Parlement européen, on a l’impression de regarder le fonctionnement d’une grande république continental dans sa vaste et étonnante diversité, d’ailleurs représenté de manière assez touchante dans une vidéo récente pour les prochaines élections européennes de mai 2014. Un député pourrait avoir « (Verts, DE) » après son nom tout comme un membre du Congrès américain a « (D-CA) ». On observe également une implication citoyenne assez forte sur certaines questions, notamment celles liées à internet, où les ONG comme La Quadrature Net incite les citoyens à appeler leurs députés pour garantir les libertés civiles.
Il fait peu de doutes que le chiffre « 80% des lois proviennent de l’UE » – ironiquement cité aussi bien par les eurosceptiques comme une preuve de la centralisation de l’UE que par les eurocrates pour vanter leur importance – est au mieux exagéré et au fond ne veut rien dire. Mais l’actualité cité ci-dessus montre également que la lente émergence de ce super-État, implicite dans la célèbre phrase d’une « Union sans cesse plus étroite », n’est pas une fantaisie anglouillarde, mais une réalité, même si elle reste difficile à cerner. Le cas des 40 % de femmes dans les conseils d’administration est particulièrement révélateur (indépendamment de savoir si cette loi sera finalement votée en plénière) : Combien savent que le traité de Lisbonne confère apparemment le pouvoir à l’Union européenne, statuant à la majorité qualifiée, d’imposer depuis le centre une telle « ingénierie sociétale » à l’échelle continentale, en dictant la composition de la direction de toutes les grandes entreprises d’Europe?
Ces événements sont, je trouve un rapprochement assez heureux la rhétorique et de la réalité. Je pense au grand libéral anglo-allemand et Commissaire européen malgré lui Ralf Dahrendorf :
« En juillet 1971, je suis devenu le premier commissaire à provoquer une motion de censure du Parlement européen (alors élu au suffrage indirect). La raison en était une série d’articles dans lesquels j’avais – sous le pseudonyme « Wieland Europa » – critiqué les Communautés européennes pour leur manque de transparence, leurs politiques erronées, comme la politique agricole commune, et pour un écart insupportable entre le discours et la réalité. J’ai eu un peu honte de moi quand j’ai dû être secouru par certains de mes collègues dont notamment Raymond Barre et Sicco Mansholt. Mais à l’heure actuelle, je crois que l’écart entre la rhétorique et la réalité doit être supprimé si l’Europe entend obtenir le soutien des citoyens de ses États membres. »
C’est cette «différence», un véritable gouffre, entre « la rhétorique et la réalité » qui est si dangereuse dans toute politique, mais en particulier dans la politique européenne. Je dois dire que, personnellement, dans la mesure où l’UE devient une véritable entité quasi-étatique semi-démocratique,je pense que c’est plutôt une bonne chose d’avoir un débat public éclairé : il est bon que la description et des europhiles et des eurosceptiques sur ce point soit vrai. Moins de boulechite, mieux c’est.
Sans modification des Traités (voulu notamment par les Britanniques), cette tendance ne peut que se renforcer au fil du temps: l’UE va recevoir de nouvelles règles de majorité qualifiée en 2014 ce qui rendra beaucoup plus facile d’adopter une loi (un majorité valable nécessitera des représentants de 65 % de la population de l’UE et 55% des États, alors qu’actuellement une majorité de 80% des voix est nécessaire) et la Cour de justice européenne continuera probablement dans sa tradition activiste à promouvoir une interprétation « créative » des traités européens (l’exemple le plus «infâme» est l’acceptation de la directive sur le temps de travail limitant la semaine de travail de 48 heures en tant que mesure de «santé et sécurité»). Peut-être même, avec l’ « élection » du président de la Commission européenne sur la base du résultat des élections parlementaires européennes, il y aura un semblant de vie politique démocratique normale en Europe, avec un engagement direct, l’identification et la contestation entre les citoyens, les médias et l’eurocratie.
Oui, l’élaboration des politiques « régulières » de l’UE est contestable : c’est une forme particulièrement élitiste de la démocratie qui est inférieure à celle habituellement trouvée dans une démocratie libérale nationale (Dahrendorf a d’ailleurs remarqué que si les institutions de l’UE soumettaient comme un pays leur candidature pour devenir membre de l’Union, elles seraient sans doute rejetées, ne remplissant pas ses propre critères démocratiques d’adhésion…).
Élitiste parce que l’élaboration des politiques se fait par :
– une bureaucratie transnationale semi-responsable (Commission, initiateur et exécuteur des lois),
– un Conseil des ministres représentant les gouvernements (responsables nationaux, souvent mal contrôlés, devenant ainsi des législateurs « bénéficiant » souvent du secret d’État normalement réservé à la diplomatie)
– et un Parlement européen composé de représentants disposant de moins de liens aux électeurs que les politiciens nationaux (taux de participation de 43 % en 2009, membres généralement inconnus du grand public),
toutes ces institutions ayant un penchant pour des négociations à huis clos débouchant sur des accords présentés comme des faits accomplis qui ne peuvent être contestés (sous menace d’être traité d’europhobe, de nationaliste, etc.).
Ce n’est pas idéal et les eurosceptiques, au Royaume-Uni, en France ou ailleurs, peuvent légitimement s’opposer à ce régime. Mais la défense de cette « méthode communautaire » n’est pas ignoble non plus.
Bien sûr, il n’y a aucune pénurie de boulechite européen, en particulier en ce qui concerne « la politique étrangère de l’UE » et, plus dangereusement encore, la zone euro. L’emploi, les impôts et les dépenses publiques – c’est-à-dire la politique macroéconomique – sont de loin les questions qui préoccupent le plus les citoyens européens (comme c’est le cas dans la plupart des pays) et pourtant la politique macroéconomique est précisément le domaine où la démocratie embryonnaire de l’UE n’a pratiquement aucune influence et que tout est sur le « pilote automatique » d’ institutions politiquement irresponsables et arbitraires, comme la BCE et la DG ECOFIN.
Cela est extrêmement dangereux : l’année prochaine, les partis politiques feront campagne sur une « autre Europe », ils n’auront que « emploi » ou « croissance » ou que sais-je à la bouche, mais après leur élection ils seront en mesure de faire à peu près rien sur les leviers économiques qui comptent (c’est-à-dire, en gros, qu’ils vendront du rêve ou, si on est moins charitable, ils mentiront éperdument). Cela s’est déjà produit avec des gouvernements nationaux de la zone euro, notamment en France, où le gouvernement socialiste a atteint un niveau d’impopularité impopularité monstrueux à une vitesse incroyable.
Je continue à croire que les effets sur l’autorité publique et sur la vie démocratique seront désastreux: pourquoi devrait-on respecter un État ou une soi-disant « démocratie » qui s’est autocastré et ne peut rien faire pour résoudre les problèmes les plus urgents du pays ? Les huées des citoyens envers le président de la Commission José Manuel Barroso et le Premier ministre italien Enrico Letta et, de plus en plus régulièrement, envers le président français François Hollande sont seulement symboliques. Les conséquences concrètes sont difficiles à prévoir, mais n’oublions pas que ce n’est pas sans raison que les symboles du pouvoir dans un État-nation sont sacrés !
Ce qui est frappant pour moi, c’est que tout semble indiquer qu’une unification discrète et sans heurts de l’Europe à travers cet « État doux » de la méthode communautaire aurait pu avoir lieu sans l’ « État fort » qu’est la zone euro. En 1992, François Mitterrand et Helmut Kohl ont décidé de forcer le problème en imposant une monnaie unique par le traité de Maastricht, Kohl admettant plus tard qu’il devait agir « comme un dictateur » pour atteindre cet objectif. Ce fut un geste remarquable, le transfert d’un pouvoir régalien fondamental de l’État à une bureaucratie transnationale, visant à mettre l’Europe sur la voie d’un super-État. Mais cette union monétaire paralysante et arbitraire – en empoisonnant les économies et les démocraties d’Europe, et en exacerbant la crise économique – contribue aux chances des partis populistes anti-européens comme le Front National d’accèder au pouvoir. Si les populistes anti-européens gagnent, quelle ironie de l’histoire ce serait ! En essayant de « forcer » le rythme de l’histoire en créant une union monétaire autoritaire et dysfonctionnelle, Mitterrand et Kohl aurait en fin de compte contribué à la destruction de leur « projet européen ».
Par Craig Willy
[box]Merci d’avance à tous ceux qui publient/relaient mes articles. Merci cependant de sélectionner un extrait et de mettre le lien vers l’article original! Magali[/box]
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